... et Danse de Mort,

cruauté et simulacre dans Blancheneige

Christophe Fiat


Blancheneige
Bradel agence, lisse, signe. Agencement de torsions : (la succession des empoisonnements : Lacets, Peigne, Poison, Pomme), d'écarts (Mariage en blanc de Blancheneige), d'errances (Danse de Mort - la mise à mort de la méchante Reine). Lisser, toujours lisser : la blancheur de Blancheneige est un leurre, espace amorphe, un fond sans fond. Signes : Bradel commet des signatures, chiffre l'espace. Blancheneige ou le cycle infernal = SEPTET CRUEL. Investir l'ordre des séries : Bradel dit 1+2+3+4+5+6+7 ! 

SEPTET CRUEL
En 1, tout se passe sur la scène comme si les Grimm étaient toujours à l'affût d'une bonne blague à raconter. En 2, comme si Apollinaire n'avait pas dépassé le macabre paradoxe du soleil cou coupé de Zone. En 3, c'est comme si Artaud faisait toujours le dingue entre cri/caca/cul et Mômo (ah Mômo, ça aurait pû être le nom d'un des sept nains, Mômo !). En 4, comme si Stein poussait la ritournelle à chaque fois que Blancheneige s'ennuyait à mourir depuis la mort de sa belle-mère. En 5, c'est comme si Walser etc... En 6, c'est comme si Walt Disney faisait danser sa femme à poil pour trouver la technique du mouvement qui fait swinguer Blancheneige dans la cuisine des nains. En 7, comme si les circonvolutions de Ghérashim Luca avaient un sens. Textes & contextes & textures.

L'aménagement spectaculaire
Alors d'une mise en scène qui donne à voir le drame de Blancheneige. Interférer au point aveugle (Bataille) où les regards des spectateurs participent du visible. Blancheneige... que du visible : le blanc comme neige... Rayonnement douloureux.... Bradel prend acte du don de voir. Il ouvre à l'au-dehors inaccessible du conte. Il manipule les corps, il truque l'espace, il sature les textes-écrits des bruissements des bouches d'acteurs, il parasite les émotions, les catharsis individuelles. Son but est de nous clouer au spectacle. Non pas le spectacle spectaculaire mais le spectacle spectaculum. L'équivalent du lieu dramatique de cette scène : la pellicule plate, pleine, informe de la photographie du supplicié chinois qui hante Bataille.

l'acquis-Debord 
De la mise en scène et de son spectacle. Prendre au sérieux Debord. Thèse 1 : le spectacle n'est pas un ensemble d'images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. Thèse 2 (l'anti-) : le langage du spectacle est constitué par des signes de la production régnante, qui sont en même temps la finalité dernière de cette production. Synthèse révolutionnaire : c'est dans le spectacle que passe la domination sociale. Comment, en tant que metteur en scène, échapper à ce capitalisme bureaucratique passé maître en manipulation des apparences et des marchandises ? Comment sauver toute mise en scène de sa mise en abîme spectaculaire ? En parasitant les signes de la production.

Washing, cleaning...
Ne pas renoncer au spectaculum , à <ce qui se présente au regard, à l'attention> (c'est là la nature même du théatre). Prendre parti non plus pour un spectacle d'images mais pour un spectacle chiffré d'un bout à l'autre, comme un langage (Artaud). Aussi il n'est pas question de dépasser le spectaculaire par le spectaculum. Tout dépassement reste dépendant de ce qu'il dénonce. L'enjeu est de lisser les doubles monstrueux de la représentation dominante. Bradel répète la chanson de la ménagère : Washing, cleaning, cooking, dressing, polishing, scrubbing, sweeping, hoovering and brushing, chopping, grinding, slicing, peeling, frying, sewing and knitting... Que le strié de l'appareil d'Etat disparaisse dans la répétition ! Et le lisse à perte de vue[1]...

Le public : Il faut d'abord que ce théatre soit.
Le langage du théatre n'est pas le langage des mots mais le langage de signes lisses. Ni écrit (l'écriture est une mémoire impersonnelle, qui est celle de l'administration de la société nous rappelle Debord), ni parlé (le parlé n'est qu'un moyen de rebondissement, un relai de l'espace agité dit Artaud), ce langage imite la flexion des corps. Il rend possible le geste qui couvre les espaces nomades. Des oeuvres du théatre élisabéthain dépouillées de leur texte et dont on ne gardera que l'accoutrement d'époque, les situations, les personnages et l'action suggère Artaud. Le spectaculum du spectacle théatral s'oppose à l'image idôlatrée de la domination capitaliste en créant des simulacres. Ces simulacres sont autant d'émanation de forces physiques qui font surface.

D'un théatre de la cruauté
Ce langage de signe ne part d'aucune parole formée mais de la contrainte[2] de la parole. Cette contrainte n'est pas une détermination mais une condition à la mise en scène. Aussi Clément Rosset[3] a tort. Nul besoin d'avoir recours à l'étymologie deCruauté comme ce qui désigne la chair écorchée sanglante : soit la chose elle-même dénuée de ses atours ou accompagnements ordinaires en l'occurence la peau et réduite ainsi à son unique réalité aussi saignante qu'indigeste. Nul besoin non plus de poser un principe de cruauté afin d'ériger la cruauté en réalisme tragique. La cruauté est l'éthique non la catégorie d'une morale. La cruauté est volonté, effort, tension répétée entre moi et le monde. La cruauté est l'équivalent d'une ascèse. Cette cruauté qui sera quand il le faut sanglante mais qui ne le sera pas systématiquement se confond donc avec nous avec la notion d'une sorte d'aride pureté morale qui ne craint pas de payer la vie le prix qu'il faut la payer (Artaud). Ce n'est pas la réalité comme être qui est en jeu dans la cruauté mais la réalité comme rapport social. Sade rend bien compte de l'immanence du rapport social dans la philosophie dans le boudoir. Ce qu'il y a de cruel dans cette pièce de Sade (qu'il ne fit jamais joué peut-être à cause de cette cruauté), ce n'est pas la violence des scènes érotiques, ni l'audace des propos des libertins criminels. Ce qui est cruel, c'est le pamphlet Français, encore un effort, programme révolutionnaire non pas tant par son message que par son insertion impromptue dans la pièce de Sade. Geste théatral absolu qui interrompt ici toute production d'images . Du texte rien que du texte. L'effort à faire, le langage à expérimenter, la parole devenue audible.

(1) le simulacre dans le conte de Blancheneige 
Du point de vue du <donné à voir>, du spectaculum, d'une mise en scène métaphysique qui tient le langage comme le double ultime qui exprime tous les doubles, le plus haut simulacre (Deleuze) ce que Bradel nomme Danse de Mort : épisode cruel du conte. Expier, expier, toujours expier. Cette expiation est-elle seulement visible ? Elle l'est dans l'espace haptique[4] visuel, auditif autant que tactile crée par le metteur en scène. Et en entrant, elle reconnut Blancheneige et d'angoisse et d'effroi, elle resta clouée sur place et ne put bouger. Mais déjà on avait fait rougir des mules de fer sur des charbons ardents, on les apporta avec des tenailles et on les posa devant elle. Alors il lui fallut mettre ces souliers chauffés à blanc et danser jusqu'à ce que mort s'ensuive. (Grimm)

(2) Le simulacre de la plus belle
En quoi cet épisode est-il un simulacre ? En ce qu'il participe d'une scène cruelle. Cruelle non pas du point de vue de l'intrigue - cette scène exprime le déterminisme le plus courant. La marâtre a échoué à tuer Blancheneige et Blancheneige se marie. Il est logique que la marâtre soit punie. C'est son destin de criminelle. Cette cruauté appelle le sang, les représailles du pouvoir ou la vengeance. Cette scène est cruelle du point de vue unique de la cruauté de la marâtre. La marâtre cultive sa jalousie à l'égard de Blancheneige comme la seule valeur qui donne sens à sa beauté. Elle meurt pour avoir été fidèle à son idéal qui n'est pas d'être la plus belle mais d'être l'unique. Le superlatif la plus belle est ici plus important que l'idée de beauté. Ce qui caractérise la beauté de la méchante reine comme valeur cruelle, ce n'est pas le fait qu'elle soit belle (comme est belle Blancheneige) mais qu'elle soit fière et hautaine c'est à dire qu'elle soit conditionnée par cette valeur.

(3) Le simulacre dela plus belle
Ce qui fait l'impact d'une telle scène (la marâtre chausse ses mules de fer et danse), c'est qu'elle rompt l'intrigue du conte en la redoublant. Par cette rupture, l'intrigue n'est plus qu'accessoire, trompe-l'oeil, leurre. Cette scène est un simulacre : Les simulacres ne sont pas perçus en eux-mêmes, mais seulement leur sommation dans un minimum de temps sensible (image).5 Les simulacres crées des tensions, des chocs. Ce que Bradel nomme Danse de Mort clôt, termine, achève le conte de la façon la plus fulgurante. Ce simulacre par sa rapidité s'impose comme un fantasme au double sens d'objet du désir et de présence fantômatique. Ce simulacre nous fait basculer dans la danse. Nous glissons dans la machination abstraite de la beauté perçue comme électron libre du conte. Ucciani[6] partant du constat d'une bascule entre simulacre et sensation écritSimulacrum qui renvoie au simulacre proprement dit est employé dans son sens premier de fantôme (vu comme une forme particulière de simulacre) et finalement est décrit comme image. Image de la marâtre qui danse jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pourtant rien n'atteste de la mort de la marâtre, pas de cadavre de mise à mort, que le supplice. Dans le temps de la simulation qui est le temps de la danse et du supplice, le conte se repète. La mort n'arrive pas, la souffrance présumée du supplice suspend cette mort dans le vide de l'intrigue.

la répétition

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri, Quelle est la plus belle de tout le pays ?

le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle de tout le pays

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri, Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici

Mais Blancheneige est mille fois plus jolie.

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri, Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle ici, Mais Blancheneige au-delà des Monts chez les sept nains est encore mille fois plus jolie

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri, Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle ici. Mais Blancheneige au-delà des Monts chez les sept nains est encore mille fois plus jolie

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri, Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle ici

Mais Blancheneige au-delà des Monts

chez les sept nains

est encore mille fois plus jolie

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri,

Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle du pays.

La reine :
Petit miroir petit miroir chéri,
Quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir :
Madame la reine, vous êtes la plus belle ici,
mais la jeune reine est mille fois plus jolie.

Ce qui se repète dans ces sept épisodes du miroir, ce n'est pas l'intrigue du conte qui créée l'identité des personnages seconds : la mère de Blancheneige, le chasseur, les nains, prince charmant. Ce qui se répète, c'est la différence entre la marâtre et Blancheneige. La simulation finale de la danse, attente de la mort qui ne vient pas nous renvoie à l'expérience éthique que la marâtre fait de sa cruauté comme ascèse. Sa jalousie envers Blancheneige ne nourrit pas l'ascèse, elle atteste seulement de la nature passionnelle de l'ascèse. Ce qui nourrit l'ascèse, c'est le rapport que la marâtre entretient avec le miroir. Ce rapport est exclusivement linguistique. Le langage répéte à l'infini le désir d'être la plus belle . Il ne donne non pas sens à la beauté mais à l'infini de la spéculation (speculum = réflexion : 1/se regarder, se voir 2/penser, s'abstraire. La marâtre se regarde en se demandant si elle est belle). La beauté de la reine caractérisée par le superlatif la plus... est hors de toute représentation. Le miroir ne renvoie aucun reflet, il répond. De même que l'épisode final est compressé parce qu'il est final (et non fini), le miroir compresse les limites de l'entretien dans l'échange linguistique élémentaire qui oppose la marâtre au miroir (à une question -toujours la même- une réponse). Ce qui est en jeux ici, c'est de transgresser les limites du langage par l'usage du superlatif pour trouver une langue capable de dire l'impossible : l'extrême du sens qui n'est autre que le signe autonomisé dans la parole. Ce langage répété participe non pas du langage des mots mais du langage des signes. C'est à la fin, la Danse de Mort qui est ce signe marginal, irréductible, irréversible. 

variations autour de la Danse de Mort comme signe de cruauté
Est-ce que Blancheneige le jour de ces noces assiste au spectacle du supplice de sa méchante marâtre ? Si oui, pourra-t-elle supporter la vue d'une telle danse ? La danse sera longue. La méchante marâtre est capable de résister longtemps à la douleur. Héroine morale (criminelle) devenue héroine physique (la suppliciée), sa descente vers les enfers s'annoncent longue. La douleur morale qu'elle endure quotidiennement devant son miroir la prépare à un tel supplice. A l'instar de Shéhérazade qui ne cesse de conter pour retarder l'heure de sa mort, elle dansera le plus longtemps possible pour faire rentrer la métaphysique -de la cruauté- dans les esprits (Artaud).
Plus la reine se répète devant son miroir, plus elle fait figure de tragédienne. L'héroïne du conte est la marâtre non Blancheneige. Elle est le personnage intraitable, absolu que rien ne détourne de sa condition d'être la plus... La marâtre n'a pas cette faiblesse d'ordre sentimental qui caractérise Blancheneige (quand Blancheneige se met à pleurer pour apitoyer le chasseur). La marâtre n'a pas d'intérêt comme les nains chercheurs de pierres précieuses qui donnent l'hospitalité à Blancheneige contre des travaux domestiques. Elle n'a pas de goût pour les affaires comme le prince charmant qui négocie le cadavre de Blancheneige aux nains contre tout l'or du monde puis contre son prestige viril. La marâtre n'est qu'amour-propre, narcissisme primaire, persistance dans son être de désir.
La marâtre est la séductrice. Du miroir à la danse finale, les déguisements utilisés pour tuer Blancheneige et tous les mirages de la séductions y passent. La marâtre en danseuse est le point extrême de cette longue suite d'envoûtements. La marâtre s'impose par le monopole de la danse. Elle relègue Blancheneige à une beauté d'ayant-droit tout juste bon à égayer le prince charmant.
A l'apparence inorganique de la marâtre dont le miroir ne renvoie aucun reflet s'oppose la beauté organique de Blancheneige. La beauté de Blancheneige est dépendante de l'économie libidinale des mâles. Elle n'est belle que lorsqu'elle dort (découverte de son corps par les nains, découverte de son cadavre par le prince charmant). La description qui en est faite au début du conte : petite fille aussi blanche que la neige, aussi rouge que le sang aussi noire que l'ébène relève plus du fétichisme que d'une contemplation esthétique. Blancheneige n'a que les attributs de la féminité. Au contraire, la marâtre est la féminité désincarnée. Elle est décrite chez Grimm comme une belle femme mais fière et hautaine. La marâtre a le monopole de la beauté inorganique dont la danse finale donne les signes. Le supplice final n'épargne pas Blancheneige, il apparaît au contraire comme le dernier coup porté à la beauté idéale de Blancheneige et à ses sauveurs. Coup décisif, bien supérieur à toutes les tentatives d'assassinats manqués. C'est la marâtre qui a raison de tout.

[1]
14. 1440 - "Le lisse et le strié" in Mille Plateaux de Deleuze et Guattari
[2] Le bleu du ciel de Georges Bataille : comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint ?
[3] Le principe de cruauté Clément Rosset
[4] 14. 144O - Le lisse et le strié in Mille plateaux de Deleuze et Guattari
5 Logique du sens Deleuze
[6] Sans nom ni rang. Sur Epicure de Louis Ucciani